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Du travail des enseignants aux enseignants au travail : un métier en manque de débats ?

Par adminDernière modification 24/06/2006 00:35

Communication de Françoise Lantheaume pour la séance "De la mission à l'activité : nouvelles questions, nouvelles approches" du séminaire sur le travail enseignant.


Du travail comme obstacle au travail comme énigme

L'intérêt de la sociologie de l'éducation et des sciences de l'éducation pour le travail des enseignants dans sa quotidienneté, sa complexité au jour le jour, s'est manifesté récemment. En effet, jusqu'aux années 1980, le travail des enseignants a été décrit et jugé par les sociologues comme inadapté (cf. Durkheim évoquant le "misonéisme" des enseignants, 1938) voire dénoncé par la sociologie critique soucieuse de montrer "à qui profite" l'éducation (Bourricaud, 1975). Dans ce cas, les enseignants sont identifiés comme des éléments, plus ou moins aveuglés, d'un système au service de la reproduction des inégalités sociales. Dans tous les cas, le travail enseignant est perçu comme un obstacle, qu'il s'agisse de la mise en œuvre d'une véritable formation de l'esprit (Durkeim, 1938, 13) ou d'une réelle égalité des chances. Les études sur la réalité du travail des enseignants sont longtemps restées inexistantes.

L'intérêt pour ce qu'on appelle les "pratiques professionnelles", est apparu surtout à partir de la deuxième moitié des années 1980, l'idée d'une "sociologie des pratiques pédagogiques" faisant très lentement son chemin (Demailly, 1985). La focalisation sur les pratiques contextualisées est à mettre en relation avec le mouvement de décentralisation et de mise en place de politiques compensatoires, présenté comme une réponse aux problèmes posés par la massification et comme le moyen d'une plus grande efficacité de l'école. Le projet de professionnalisation accompagne la diversification des tâches des enseignants (Altet, 1988 & 1994 ; Bourdoncle, 1993 ; Bourdoncle & Chantraine-Demailly, 1998 ; Lang, 1999). Dans le même temps, le constat des résultats insatisfaisants des réformes de démocratisation de l'enseignement est l'occasion de développer une rhétorique de la "résistance au changement", celle des enseignants qui n'appliqueraient pas ou pas correctement les décisions rationnelles issues des politiques d'éducation, au nom d'un corporatisme désuet et enfermant. Le diagnostic est accompagné de son remède : la formation. La mise en place de la formation continue dans les années 1980 et la création des Iufm dans les années 1990, visaient à résoudre cette difficulté. La préoccupation des "pratiques professionnelles" vient ainsi au devant de la scène.

Des travaux de sociologie du travail, d'ergonomie de langue française et de la clinique de l'activité, ceux des sciences cognitives, ont permis, dans d'autres champs que celui de l'éducation, un renouvellement d'approches longtemps marquées par le soupçon. Au-delà des différences et contradictions des nouvelles approches, il s'agit désormais de comprendre le travail tel qu'il se fait et, plus souvent qu'avant, du point de vue de ceux qui l'exercent.

Au final, le travail apparaît énigmatique du fait notamment de sa part invisible et composite.

Dans les années 1990, une bascule s'opère sur la question du travail :

- le centre d'intérêt devient le fait que le travail "cela marche" : pourquoi et comment ?

- les routines de travail, et pas seulement les dysfonctionnements et les innovations, sont construites en objet d'étude ;

- l'intérêt porté à la part d'ingéniosité mise dans le travail sans laquelle il n'existerait pas, contribue à sortir de l'ère du soupçon ;

- la singularité du travail qui ne peut se comprendre que "en contexte", est admise ;

- les questions de l'organisation du travail et du facteur humain selon d'autres conceptions que les conceptions managériales habituelles, sont mises au premier plan.

C'est l'activité, c'est-à-dire le réel du travail dans son historicité, son contexte, ses dimensions individuelles et collectives, une activité reliée aux orientations politiques autant qu'aux valeurs qui les sous-tendent, qui est l'objet d'étude.

A partir de la fin des années 1990 et surtout depuis le xxi è siècle, ces approches gagnent la sociologie de l'éducation et les sciences de l'éducation au moment où, crise économique et sociale aidant, le double constat est fait d'une crise de l'enseignement et d'une modification des contours et du contenu du travail enseignant. Ceux-ci résultent aussi d'un renouvellement des prescriptions à un rythme soutenu soulignant la difficulté à stabiliser un accord à l'échelle nationale sur les contenus et les dispositifs d'enseignement. Les enseignants sont confrontés à la difficile adéquation entre la définition d'un métier tel qu'ils en héritent et dans lequel ils se projettent, et celui que de multiples prescriptions et de nouvelles conditions d'exercice contribuent à redessiner. Le décalage entre l'idée d'un métier fondé sur et légitimé par une mission, et la politique d'éducation tendant à en faire une prestation de service négociée, se retrouve au sein de l'activité. Cette situation provoque une tension et un double mouvement : un malaise aux manifestations diverses et un intense travail de construction, difficile, encore peu abouti, d'une nouvelle normativité dans un contexte où l'unicité du travail enseignant a été battu en brèche. Je parlerai surtout de ce deuxième aspect.

Du côté des acteurs : une mission impossible et l'expérience d'un "mésusage "

Du côté des acteurs, prévalent la description et l'expérience d'un travail souvent perçu comme "empêché" (Clot, Prot & al., 2001) ou impossible à "bien faire", impossible à finir, impossible à prévoir, à évaluer (Hélou & Lantheaume, 2005). Le sentiment d'un "mésusage" (Schwartz, 1992) des qualifications, des expériences et des qualités personnelles, l'accompagne ainsi que celui d'une porosité pénible entre sphère privée et sphère publique produisant l'impression "qu'on n'en sort pas", et l'usure qui va avec. De plus, comme le disent souvent les enseignants, il faut désormais mettre ses "tripes" pour que les situations tiennent, pour "intéresser" les élèves : les normes définies à distance ne suffisent plus pour gérer localement les inégalités à partir "d'une équation "équité/efficacité"" (Menger, 2003) liée au contexte de dérégulation lié à la décentralisation. Celle-ci institue un espace scolaire localement concurrentiel et de plus en plus soumis, de façon apparemment paradoxale, à la montée des "déterminants exogènes du changement" (Goodson, 2003, 110) à différentes échelles. Il faut y mettre d'autant plus du sien que l'injonction à l'individualisation de l'enseignement oblige à la proximité avec les élèves, au traitement particulier, et, de fait, à l'inégalité de traitement entre élèves, ce qui va à l'encontre d'une logique civique héritée dont la valeur principale est l'égalité ; logique sur laquelle s'est construit le métier. L'évolution du métier des professeurs de collège et lycée converge de façon nette avec celle des métiers de service dans lesquels les salariés ont à gérer dans leur activité même des objectifs parfois contradictoires (Weller, 1999) qui instaurent une tension entre logique de Mission et logique de service.

Il faut mettre beaucoup de soi donc alors que cet engagement dans le travail est à la fois convoqué et révoqué. Il est convoqué par une injonction au projet, par exemple, il est révoqué par des organisations du travail ne produisant pas les ressources nécessaires à l'exercice de l'autonomie et de la créativité réclamées et n'assurant pas un accès égal à ces ressources selon le lieu d'exercice, la situation statutaire et le moment dans la carrière des enseignants. D'autant plus que, dans le même temps, il faut faire du chiffre pour gagner la bataille de l'opinion, se positionner sur le marché scolaire, se montrer efficace. Il faut avoir au même degré le souci du faible, de l'unique, et celui de la masse, du flux, du dégagement des meilleurs. Dans ce cas, la question de la justice n'est pas seulement une question théorique, elle est aussi pratique. Les choix et arbitrages, y compris dans les situations les plus minuscules, ont comme point de repère des normes référées à des valeurs.

La construction d'une normativité intermédiaire dans et par l'activité, une autre façon de résister ?

La définition du cadre de l'action des enseignants et par les enseignants, avec les débats de normes auxquels elle donne lieu, apparaît comme une question clé : comment les enseignants conduisent-ils individuellement et collectivement leur action dans un contexte leur imposant de définir le cadre dans lequel va se déployer leur activité en interaction avec des partenaires plus divers et à des échelles différentes (l'élève, les élèves, les parents, la hiérarchie locale et territoriale, les élus...). Désormais, la faible pré-définition du cadre de leur action ou ses pré-définitions contradictoires, et les tensions qu'elles engendrent (local / national ; mission / service ; universalisme des savoirs / savoirs sociaux / pluralité des cultures...), contraignent les enseignants à construire et reconstruire ce cadre en arbitrant entre divers possibles, à en stabiliser autant que faire se peut les contours pour pouvoir travailler. C'est-à-dire, notamment, pour mener à bien le travail "d'intéressement" des élèves à la cause des savoirs, de l'école, et au partage de valeurs communes les rendant membres de la société. La modification des politiques d'éducation et celle de l'organisation du travail imposent un nouvel usage de soi par autrui et de soi par soi par soi (Schwartz, 1992) ; l'activité en est transformée.

Les nouveaux dispositifs prescrits modifiant les normes et cadres construits au fil du temps génèrent un travail de traduction et d'ajustement qui est à la fois une charge de travail supplémentaire et une occasion d'exercer sa liberté, de conquérir des marges de manœuvre, d'avoir du plaisir à travailler. Les nouvelles prescriptions introduisent de nouvelles logiques, de nouveaux objets ; elles suscitent des épreuves inédites. Les enseignants doivent mobiliser des ressources, ajuster les prescriptions à leur contexte de travail, arbitrer entre des normes et des logiques différentes, négocier... bref, définir collectivement une nouvelle normativité imprégnée de l'ancienne et en partie distincte, constituant un cadre pour le travail.

Les travaux d'ergonomie de langue française ont permis de comprendre que le travail réel n'est jamais la simple application d'une prescription. Et l'acteur est aussi un sujet qui, face à toute limitation de son autonomie introduite par de nouvelles prescriptions, exerce sa capacité de résistance, avec ce que cela contient de positivité, par un travail de renormalisation soutenant la faculté de chacun à "recomposer [...] un monde à sa convenance" (Schwartz, 1992, 55).

Traduction et ajustement, coopération et collégialité, construction de cycles d'emprise et de déprise ou/et de grandeurs différentes (Boltanski & Thévenot, 1990) permettant la déprise du travail... autant de voies empruntées par les enseignants et que nous pouvons interpréter comme de nouvelles formes de résistance pour... bien travailler, construire de nouveaux repères normatifs référés à des principes généraux, préserver ce qui leur est à la fois demandé et rendu difficile : l'autonomie dans leur travail et la nécessaire maîtrise des ressources pour faire ce qu'ils ont à faire. Plus la mobilisation de la subjectivité est exigée pour réussir l'activité, plus les formes de résistance concernent cette dimension : on observe, par exemple, le développement par les enseignants de pratiques sociales en dehors de l'école, sources d'une plus grande reconnaissance parfois que l'activité salariée principale, permettant de préserver et d'organiser une séparation des mondes pour rendre supportable la tension au travail. Ainsi, l'attitude de retrait ou "exit" dont parle Albert Hirschmann (1972) est moins observée dans l'activité même, ce qui serait trop risqué, que dans l'appartenance à plusieurs mondes se contrebalançant : il faut que la vie soit ailleurs pour qu'elle soit aussi dans le travail.

Conclusion : singularité de l'activité et universalité des principes

La prise en compte de la singularité de l'activité et de la mobilisation accrue de la subjectivité requise dans le travail enseignant par la sociologie conduit-elle pour autant à une psychologisation du social et à un enfermement dans le particulier de l'individu ? S'il convient de garder un point de vue socio-historique et sociologique sur le mouvement objectif d'individualisation et de psychologisation comme intériorisation des "figures de la domination" (Martucelli, 2004), il faut aussi prendre la mesure de son effet boomerang quand il devient le moyen de nouvelles résistances. Ainsi, les contradictions sociales traversent les individus, dans "la dualité des usages de soi" (Schwartz, 1992), et contribuent en retour au développement d'un conflit éthique conduisant à une repolitisation des débats de normes. Lise Demailly souligne par exemple "qu'un effet paradoxal de la psychologisation est la forte demande de reconnaissance et de respect dus à "la personne en tant que telle" [...] en une espèce de retournement du rapport de domination : "si j'ai une intériorité, une psychologie, vous devez en tenir compte. Et me respecter." (2005, 14)

L'activité génère  un permanent "retravail des principes généraux" (Schwartz in Baudouin & Friedrich, 2001, 83) et, d'universels débats de normes. Ainsi, l'engagement de soi le plus singulier se situe au cœur de débats universels, ce qui permet un retour au politique à partir d'une approche du travail depuis le "détail" (Piette, 1996) de la situation, du geste, du discours, de l'interaction.

La mutation du contenu du travail provoque chez les enseignants un sentiment d'incohérence qui se traduit dans la façon de percevoir le métier et de se percevoir soi par rapport au métier. Or il y a actuellement un problème quant à la définition du métier, le sentiment qu'il échappe domine, et un défaut de la capacité à le garder vivant par une évolution collectivement débattue apparaît comme source de difficultés individuelles et collectives. Les enseignants semblent confrontés à une sorte de panne du "genre" au sens ou Clot et Faïta (2000) emploient ce terme.

Si, avec Canguilhem, on estime que "la normativité ne peut être un privilège" (1947, 135), se préoccuper de la définition d'une normativité dans l'activité au moment où la pluralité des normes accroît la nécessité des débats à leur propos, c'est aussi se poser la question de la commensurabilité des êtres dans la définition de normes (Schwartz, 2004) et pas seulement dans le champ de l'activité enseignante ou, plus généralement, salariée.

Bibliographie

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